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Voici ainsi l'article publié le 21 mai 2012 par Marc Riglet (Lire), dans l'Express.fr
L'auteur s'y entretient avec Michel Pastoureau, historien médiéviste français, chartiste et archiviste, paléographe, spécialiste des questions de la couleur, des animaux et des symboles.
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Michel Pastoureau ; Copyright L'Express.fr |
L'express.fr :
"Michel Pastoureau tire sa juste gloire de travaux que l'on pourrait
juger insolites. N'est-il pas l'historien des couleurs, des tissus, des animaux,
et n'a-t-il pas contribué à nous faire voir ours et cochons d'un autre oeil ou,
en tout cas, ailleurs que dans leurs seules montagnes ou dans leur seule auge ?
Cet intérêt pour ces sujets peu communs, Michel Pastoureau le tire de sa
formation de chartiste et de ses premières amours de thésard. Avec son sujet -
Le Bestiaire héraldique au Moyen Age -,toute l'oeuvre à venir semble concentrée
: les animaux, les couleurs - car que serait un blason sans couleur ? -, le
Moyen Age, enfin. Comme l'époque est propice, que l'école des Annales, avec son
lourd attirail de longue durée et de séries statistiques, exerce moins son
empire, les temps sont venus de l'histoire des "mentalités" ou, comme
l'on préfère dire aujourd'hui, de l'histoire des "représentations". "Nouvelle
histoire", donc, nouveaux sujets. Nouvelle sociabilité aussi entre
historiens qui ne regardent plus de haut ces chartistes "collés aux
textes". Et c'est sous les patronages bienveillants de Georges Duby et de
Jacques Le Goff que Michel Pastoureau commencera sa brillante carrière de
médiéviste. Elle n'est pas finie.
Vos
intérêts pour l'histoire des couleurs, l'histoire des animaux, celle des images
de toute espèce - blasons, emblèmes, bannières... - vous conduisent à
excursionner à travers tous les âges. Diriez-vous, toutefois, que vous êtes
avant tout un historien du Moyen Age ?
Michel Pastoureau. Oh, oui ! je suis
médiéviste, je revendique l'étiquette d'historien du Moyen Age. Même si je
déborde souvent en amont et en aval, même si j'ai une passion secrète pour
l'histoire romaine, même si mon intérêt pour l'histoire et la sociologie des
couleurs m'entraîne jusque dans notre monde contemporain. J'aime à franchir les
frontières du temps et des disciplines, mais je reste un médiéviste. Par
exemple, les documents que j'étudie de première main sont le plus souvent des
documents du Moyen Age. Voyez-vous, tous les jours, le chartiste que je suis et
que je reste traduit du latin.
Le
médiéviste de tout le Moyen Age, donc, mais un Moyen Age qu'il faut découper !
M.P. Bien sûr, il faut
distinguer "des" Moyen Age. Le Moyen Age pris dans son ensemble dure
mille ans. C'est trop long pour faire une seule culture, une seule
civilisation. Aussi bien, traditionnellement, on distingue au moins trois
périodes. Un premier Moyen Age qui va de l'Antiquité tardive jusqu'aux environs
de l'an mille, c'est le haut Moyen Age. Puis un Moyen Age central dont je suis
plus particulièrement spécialiste, les XIe, XIIe, XIIIe siècles, et puis,
enfin, un bas Moyen Age, un Moyen Age finissant, les XIVe et XVe siècles. La
coupure, pour cette dernière période, se situe, à mon avis, aux alentours de
1320-1350. Beaucoup de choses changent à ce moment et, notamment, le climat,
avec des conséquences très importantes sur la démographie, l'économie,
etc.
Dans
ces conditions, il serait abusif, par exemple, de parler de "l'homme du
Moyen Age".
M.P. Oui, bien sûr. L'homme,
ou la femme, à l'époque de Charlemagne, à l'époque de Saint Louis, et à celle
de Jeanne d'Arc, évidemment ce ne sont pas les mêmes hommes et les mêmes
femmes. En fait, lorsque l'on parle spontanément de "l'homme du Moyen Age",
on se réfère plus ou moins consciemment au Moyen Age central qui est une sorte
d'archétype du Moyen Age en général. C'est le Moyen Age des châteaux forts, des
croisades, des tournois, de l'héraldique, de la chevalerie, de la vassalité...
Sur
ce Moyen Age-là, comme sur les autres périodes, les représentations ont
longtemps été négatives. "Moyenâgeux" n'est pas un compliment. Ou en
est-on de la légende noire du Moyen Age ?
M.P. Les historiens s'en sont
depuis longtemps débarrassés. Mais, moi, ce qui me met le plus en colère, ce
sont les expressions de la vie courante, du genre, "on se croirait revenu
au Moyen Age", chaque fois que survient quelque chose de barbare, de
catastrophique... Or, en historien, je sais que, en Europe en tout cas, la
période où les hommes et les femmes ont été le plus malheureux, ce n'est pas du
tout le Moyen Age, c'est le XVIIe siècle ! S'il y a un siècle noir, c'est bien
le "Grand Siècle" ! C'est celui des calamités climatiques, des
famines, de cette terrible guerre de Trente Ans, si affreusement dévastatrice.
Songez que c'est le siècle où la taille des êtres humains, et celle aussi des
animaux, diminue ! C'est celui où l'espérance de vie tombe au plus bas. On vit
mieux et plus longtemps sous Saint Louis que sous Louis XIV ! Bref, un siècle
abominable ! Et, en regard, voyez ce Moyen Age central, avec son expansion
économique, son essor démographique, son climat stable, ses pluies qui tombent
au bon moment, ce commerce qui prospère, ce servage qui lentement disparaît,
bref, des siècles de progrès. Il ferait presque bon vivre en ce Moyen Age-là !
Autrement
dit, le Moyen Age aurait eu ses "Renaissances" ?
M.P. Oui. On parle d'ailleurs
souvent de "Renaissance du XIIe siècle", avec le surgissement de la
notion d'individu, mais aussi de "Renaissance carolingienne". Cela
étant, ces perceptions sont aussi tributaires du niveau de nos connaissances
historiques. Pour le haut Moyen Age, par exemple, les Anglais parlent de dark ages, de siècles sombres. Mais ils sont sombres moins en
raison des malheurs du temps qu'en raison de nos connaissances lacunaires.
C'est notre savoir qui est dans l'obscurité ! Le Xe siècle, par exemple, est un
siècle très méconnu par rapport au précédent et surtout par rapport au suivant.
Donc il faut relativiser. Ce qui n'est pas facile car les idées reçues ont la
vie dure. L'image d'un sombre Moyen Age, forgée au XIXe siècle par les
romantiques, est tenace, et les médias, comme le grand public, y semblent
solidement attachés.
N'avez-vous
pas le sentiment d'assister ces temps-ci à une "réhabilitation" du
Moyen Age, à un regain d'intérêt aussi ? Un engouement, même, pour les travaux
historiques, les créations littéraires, cinématographiques, télévisuelles
touchant à la période ?
M.P. Oui, ce n'est pas faux.
Cela vient de ce que la génération de grands historiens qui m'a précédé -
Georges Duby, Jacques Le Goff ... - a su pratiquer une bienfaisante et
courageuse vulgarisation, à un moment où ça ne se faisait pas, où ça n'était
même pas très bien vu dans les milieux universitaires. Nous sommes quelques-uns
à avoir poursuivi dans cet élan, et cela peut corriger auprès du grand public
certaines idées fausses sur le Moyen Age. Toutefois, rien n'est jamais acquis.
J'ai le sentiment que le goût pour le Moyen Age, les curiosités sur la période
sont moins vifs qu'ils ne l'étaient hier. Je le vois, par exemple, en
bibliothèque aux livres d'histoire qu'empruntent les enfants. Il y a eu une
période où c'était toujours le Moyen Age qui emportait la palme. Les garçons
jouaient aux chevaliers ! Maintenant on ne joue plus aux chevaliers. La
préhistoire, l'Egypte pharaonique, ou alors le futur, la science-fiction,
semblent attirer davantage. J'ai fait, il y a quelques années, mon séminaire à
l'Ecole des hautes études sur Ivanhoé de Walter Scott. En début d'année, j'avais demandé à
mes étudiants : qui a lu Ivanhoé ? Presque personne n'avait lu Ivanhoé.
Il
y a certaines périodes de notre histoire de France auxquelles nous pouvons nous
rattacher quand nous percevons une filiation entre notre passé et notre
présent. Ou encore, pour parler comme Jean-Noël Jeanneney, quand joue une
"concordance des temps". Si vous deviez choisir quelques traits
caractéristiques du Moyen Age qui feraient comme un pont avec notre modernité,
quels seraient-ils ?
M.P. Je suis là prisonnier de
mes attirances, de mes goûts, de mes compétences, c'est-à-dire de la période
que je connais le mieux, je vous l'ai dit, le Moyen Age central : le tournant
des XIIe et XIIIe siècles. Etablir une "concordance des temps" avec ce
Moyen Age-là ne va pas de soi. Il est à la fois lointain, donc il garde sa part
de mystère, de merveilleux et, en même temps, il est relativement proche,
puisque nous vivons encore sur des héritages médiévaux dans beaucoup de
domaines, le calendrier, par exemple, mais aussi, bien sûr, dans notre champ
visuel, nos églises. Donc il y a à la fois une étrangeté et une familiarité. Et
puis il y a les valeurs. Nombre d'entre elles, que l'on professe sans
nécessairement les honorer - je pense à la noblesse, à la fidélité, au courage,
mais aussi à l'idée de tempérance, à la distinction entre vice et vertu -, tout
cela nous vient du modèle de la société chevaleresque ou des enseignements de
la théologie médiévale. Y sommes-nous encore fidèles aujourd'hui ? Rien n'est
moins sûr. Un exemple : le Moyen Age a horreur du mensonge. Ne pas dire la
vérité est perçu comme extrêmement grave. Il ne viendrait à l'idée de personne
de ne pas dire la vérité ! Or, il ne me semble pas que cet impératif de vérité,
qui est d'ailleurs aussi bien une crainte du mensonge, soit un trait de nos
temps modernes ! "