"La culture n'est pas un luxe, c'est une nécessité"

Partant de cette notion fondamentale exprimée par Gao Xingjian, ce blog a pour but de partager les connaissances dans tous les domaines de l'histoire de l'art occidental.

Des périodes antiques à la période contemporaine, le lecteur est invité au voyage par des articles à vocation scientifique, mais accessibles à tous.

S'interroger, historiciser, expliquer en gardant un esprit critique et humaniser l'histoire au travers des productions et oeuvres sont les critères essentiels de cette page. De nouvelles perspectives naissent ainsi du croisement des regards, des conceptions, de la connaissance des artisanats et des arts.

Rédigé par une docteur spécialisée en iconographie, ATER à l'Université de Poitiers, ce blog a également la volonté d'intégrer de jeunes chercheurs passionnés, désireux de partager leurs connaissances et leurs savoirs par la publication d'articles.



" The culture is not a luxury, it is a necessity " This notion expressed by Gao Xingjian, is the foundation for the blog, who aims at sharing the knowledge in all the domains of the art history. From Antique periods to the contemporary period, the reader is invited in the journey by articles with scientific vocation, but accessible to everyone. Wondering, historicizing, explaining by a critical spirit and humanizing the history through the productions and works are the essential criteria of this page. New perspectives arise from the crossing of the glances, conceptions, knowledges. Drafted by a PhD Doctor specialized in iconography, this blog also has the will to join young researchers, avid to share their knowledges by the publication of articles. English summaries will be proposed (see article : the blog evolves - le Blog évolue)


dimanche 17 juin 2012

Cycle d'articles sur l'iconographie de l'enseignement (XIe-XVe s.) : Article 3, l'enseignement de Benoît de Nursie




Suite à deux précédents articles consacrés à l’iconographie de l’enseignement (enseignement de Salomon, enseignement du Christ) et publiés sur ce blog, j'en viens à présent à une approche succincte des représentations de l'enseignement monastique. Je fais délibérément le choix de présenter l'iconographie bénédictine pour deux raisons. Premièrement, le « Patriarche des moines d’Occident » constitue un de mes personnage-thèmes de spécialisation ; deuxièmement, l'iconographie de l’enseignement de saint Benoît de Nursie est importante et prolifique en Occident. Fondateur de l'Ordre des Bénédictins, Benoît est un législateur proposant une Règle de vie commune, rédigée au VIe siècle, très largement diffusée en Europe médiévale et à ce jour encore une des plus importante au monde [Larousse, vie de Benoît]

Natif d’une noble famille, Benoît s’éloigne rapidement des préoccupations du monde afin de se tourner vers la réclusion et la prière ; de fameuse réputation, l’ermite se retrouve confronté à l’affluence de fidèles. Il fonde alors des monastères, s’installe lui-même à la tête d’une petite communauté dont fait partie Maur et Placide, deux enfants offerts en oblation par leurs pères. Si ce « sacrifice » d’enfants au monastère est souvent représenté, l’enseignement de ces mêmes enfants est pourtant très rare. Celles dont on dispose aujourd'hui introduisent certains exemplaires de la Règle, comme ce frontispice (décoration à pleine page dans laquelle l’intitulé du texte se trouve inclus [vocabulaire codicologique]) d’un exemplaire de la Règle bénédictine, incluse dans le Martyrologue et Obituaire de l'abbaye du Saint-Sépulcre de Cambrai. 
Frontispice, Benoît et Maur, Cambrai, Bibliothèque municipale, ms. 0829, f. 54v
(c) Bibliothèque de Cambrai-IRHT - Base Enluminures. 
L’image présente saint Benoît au centre de l'image ; son importance est signalée par ses dimensions et son emplacement dans la représentation. Saint Maur, son jeune disciple et successeur dans la diffusion de la Règle en Gaule, se tient debout devant lui. Il est plus petit que Benoît, mais porte déjà le nimbe signalant ses saintes prédispositions. Il est penché dans la lecture du livre, suivant le geste de son enseignant. Celui-ci tient la crosse abbatiale, tout en faisant un geste d'enseignement particulier, index et médium serrés. Le monastère est représenté par un édifice dont la porte est entrouverte.
Cette enluminure est ainsi intéressante à plusieurs points de vue. En effet, les codes iconographiques de l'enseignement sont repris pour partie, dans le positionnement des personnages, dans les gestes  ainsi que dans l'accessoire du livre, mais l'inclusion d'un objet peu définissable, cette sorte de chaudron sur pied, ainsi que du bâtiment est novateur. L'école, incluse dans les bâtiments monastique et organisée dès le IVe siècle selon les sources écrites, n'est détaillée ni dans l'iconographie religieuse avant le début du XIVe siècle, ni dans les sources écrites. Le lieu se caractérise tout au plus par un élément architectural et éventuellement le mobilier, à savoir le siège magistral et le pupitre. Les enseignés disposent rarement d'un équipement, tout au plus de bancs ou de tablettes. Cette enluminure est donc d'autant plus importante. En l’absence d’autres éléments, la fonction d'école spirituelle du monastère ne pourrait-elle pas être cautionnée par l'enseignement de saint Maur ? Il est à noter que l'enseignement de celui-ci est fait par saint Benoît. Maur n'est pas confié à un enseignant autre que l’abbé, alors que cela est pourtant prévu dans la Règle Bénédictine. Remarquons également que lui seul est enseigné, en l’absence de Placide, son condisciple, ou de tout autre novice. Ceci met en valeur sa particularité, son élection comme successeur de saint Benoît et comme propagateur de la Règle.

Comme dit précédemment, les représentations bénédictines de scènes d'enseignement sont peu nombreuses. On en retrouve quelques exemples dans les manuscrits, où le saint enseigne à ses moines, sans que ceux-ci ne soient identifiables.
Parmi les autres catégories de manuscrits enluminés, de la Vie de Saint Benoît, rédigée traditionnellement par le pape Grégoire le Grand vers 593-594, mettent davantage l'accent  sur les épisodes valorisant les dons thaumaturgiques du saint et sa filiation spirituelle, au détriment des scènes d'enseignement. Il n'empêche qu'un manuscrit conservé à la Bibliothèque vaticane, montre une représentation intéressante.

Copyright C. L.
Miniatures, Oblation de Maur ; enseignement de Maur, Vatican, B.A.V. 1202, f. 114v
(c) B. BRENK - BIBLIOTECA APOSTOLICA VATICANA
Le codex benedictus est un lectionnaire produit au Mont-Cassin et daté de 1071. A ce jour, il est le manuscrit enluminé le plus ancien connu contenant la vie de saint Benoît. Les miniatures présentent les séquences narratives de la vie du saint, en étant fidèles au texte, agrémentant l’image de détails. Si le copiste et l'enlumineur sont inconnus, chose habituelle à cette époque, le commanditaire est bien mentionné et mis en valeur. Il s'agit de Didier, abbé du Mont-Cassin et futur pape Victor III. Dans un contexte de conflits internes à l’Eglise et à l’«ordre bénédictin », le manuscrit était destiné à prouver l’origine cassinienne du monachisme bénédictin en soulignant les liens entre les maisons bénédictines françaises et le Mont-Cassin, alors que Fleury-sur-Loire (l'actuel Saint-Benoît-sur-Loire) se considérait comme le berceau du culte de Benoît. L’ouvrage sert l'abbé en démontrant la supériorité du Mont-Cassin sur toutes les autres maisons bénédictines. Par une valorisation de la mission de saint Maur, envoyé par Benoît en Gaule, le manuscrit 1202 explicite la dépendance des monastères français au monastère cassinien et fournit des arguments à l’encontre de l’indépendance proclamée par Fleury-sur-Loire. A l’image de l’Eglise fondée par Pierre à la demande du Christ, le monastère de Glanfeuil fondé par Maur est le seul véritable établissement bénédictin français disposant de préséances sur les autres maisons. La scène d'enseignement a donc une valeur particulière. Il est tout à fait significatif que cette image soit incluse dans la partie réservée à la Vie de saint Maur. A nouveau, la représentation doit être prise dans sa globalité. La composition de la page insiste sur l'enseignement certes, mais surtout sur la paternité charnelle et la paternité spirituelle : l'oblation du jeune enfant est représentée au registre supérieur. Le père biologique cède l'enfant au père spirituel, qui l'accepte par ce geste d'imposition de la main, geste qu'on retrouve dans les scènes de succession et valorisant la relation supérieur – inférieur. Le jeune Maur est pris sous la protection de saint Benoît. La représentation du registre inférieur complète l'organisation générale en utilisant une image idéalisante et idéalisée de l'élève, assidu et mesuré dans ses gestes et son comportement. Les rubriques complètent le propos de l'image, en insistant sur la succession du Christ au travers de l'enseignement prodigué et reçu.

                                    
En conclusion, on retiendra que nous sommes en présence de modèles : Salomon, le Christ, Benoît de Nursie. L'iconographie de l'enseignement s'exprime par la hiérarchie morale et cultuelle de l'enseignant, qui est mise en valeur soit par les accessoires, soit par le comportement et la gestuelle. Cependant, il ne s'agit pas de modèles recopiés : il faut y distinguer des particularités. Le recours à une documentation parallèle et aux sources écrites est donc essentiel, car elle permet de déterminer le sens de certains éléments et de comprendre le dialogue avec l'image. Les représentations vétérotestamentaires et christiques forment une belle base de données pour les artisans de l’image, qui reprennent des codes déjà bien établi et garantissant l'identification et la lisibilité du thème, tout en y ajoutant des particularités propre à l'iconographie monastique.

C. Lupant