Suite à deux précédents articles consacrés à l’iconographie de l’enseignement
(enseignement de Salomon, enseignement du Christ) et publiés sur ce blog, j'en
viens à présent à une approche succincte des représentations de l'enseignement
monastique. Je fais délibérément le choix de présenter l'iconographie bénédictine
pour deux raisons. Premièrement, le « Patriarche des moines d’Occident »
constitue un de mes personnage-thèmes de spécialisation ; deuxièmement, l'iconographie
de l’enseignement de saint Benoît de Nursie est importante et prolifique en
Occident. Fondateur de l'Ordre des Bénédictins, Benoît est un législateur proposant
une Règle de vie commune, rédigée au VIe siècle, très largement diffusée en
Europe médiévale et à ce jour encore une des plus importante au monde [Larousse, vie de Benoît].
Natif d’une noble famille, Benoît s’éloigne rapidement des
préoccupations du monde afin de se tourner vers la réclusion et la prière ;
de fameuse réputation, l’ermite se retrouve confronté à l’affluence de fidèles.
Il fonde alors des monastères, s’installe lui-même à la tête d’une petite
communauté dont fait partie Maur et Placide, deux enfants offerts en oblation
par leurs pères. Si ce « sacrifice » d’enfants au monastère est
souvent représenté, l’enseignement de ces mêmes enfants est pourtant très rare.
Celles dont on dispose aujourd'hui introduisent certains exemplaires de la
Règle, comme ce frontispice (décoration à pleine page dans laquelle l’intitulé
du texte se trouve inclus [vocabulaire codicologique]) d’un exemplaire de la Règle bénédictine, incluse
dans le Martyrologue et Obituaire de l'abbaye du Saint-Sépulcre de Cambrai.
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Frontispice, Benoît et Maur, Cambrai, Bibliothèque municipale, ms. 0829, f. 54v (c) Bibliothèque de Cambrai-IRHT - Base Enluminures. |
L’image
présente saint Benoît au centre de l'image ; son importance est signalée
par ses dimensions et son emplacement dans la représentation. Saint Maur, son
jeune disciple et successeur dans la diffusion de la Règle en Gaule, se tient
debout devant lui. Il est plus petit que Benoît, mais porte déjà le nimbe
signalant ses saintes prédispositions. Il est penché dans la lecture du livre,
suivant le geste de son enseignant. Celui-ci tient la crosse abbatiale, tout en
faisant un geste d'enseignement particulier, index et médium serrés. Le
monastère est représenté par un édifice dont la porte est entrouverte.
Cette enluminure est ainsi intéressante à plusieurs points de vue. En
effet, les codes iconographiques de l'enseignement sont repris pour partie,
dans le positionnement des personnages, dans les gestes ainsi que dans l'accessoire du livre, mais
l'inclusion d'un objet peu définissable, cette sorte de chaudron sur pied,
ainsi que du bâtiment est novateur. L'école, incluse dans les bâtiments
monastique et organisée dès le IVe siècle selon les sources écrites, n'est
détaillée ni dans l'iconographie religieuse avant le début du XIVe siècle, ni
dans les sources écrites. Le lieu se caractérise tout au plus par un élément
architectural et éventuellement le mobilier, à savoir le siège magistral et le
pupitre. Les enseignés disposent rarement d'un équipement, tout au plus de
bancs ou de tablettes. Cette enluminure est donc d'autant plus importante. En l’absence
d’autres éléments, la fonction d'école spirituelle du monastère ne pourrait-elle
pas être cautionnée par l'enseignement de saint Maur ? Il est à noter que
l'enseignement de celui-ci est fait par saint Benoît. Maur n'est pas confié à
un enseignant autre que l’abbé, alors que cela est pourtant prévu dans la Règle
Bénédictine. Remarquons également que lui seul est enseigné, en l’absence de
Placide, son condisciple, ou de tout autre novice. Ceci met en valeur sa
particularité, son élection comme successeur de saint Benoît et comme
propagateur de la Règle.
Comme dit précédemment, les représentations bénédictines de scènes d'enseignement
sont peu nombreuses. On en retrouve quelques exemples dans les manuscrits, où
le saint enseigne à ses moines, sans que ceux-ci ne soient identifiables.
Parmi les autres catégories de manuscrits enluminés, de la Vie de
Saint Benoît, rédigée traditionnellement par le pape Grégoire le Grand vers
593-594, mettent davantage l'accent sur
les épisodes valorisant les dons thaumaturgiques du saint et sa filiation
spirituelle, au détriment des scènes d'enseignement. Il n'empêche qu'un
manuscrit conservé à la Bibliothèque vaticane, montre une représentation
intéressante.
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Miniatures, Oblation de Maur ; enseignement de Maur, Vatican, B.A.V. 1202, f. 114v (c) B. BRENK - BIBLIOTECA APOSTOLICA VATICANA |
Le codex benedictus est un lectionnaire produit au Mont-Cassin et
daté de 1071. A ce jour, il est le manuscrit enluminé le plus ancien connu
contenant la vie de saint Benoît. Les miniatures présentent les séquences
narratives de la vie du saint, en étant fidèles au texte, agrémentant l’image
de détails. Si le copiste et l'enlumineur sont inconnus, chose habituelle à cette
époque, le commanditaire est bien mentionné et mis en valeur. Il s'agit de
Didier, abbé du Mont-Cassin et futur pape Victor III. Dans un contexte de
conflits internes à l’Eglise et à l’«ordre bénédictin », le manuscrit
était destiné à prouver l’origine cassinienne du monachisme bénédictin en
soulignant les liens entre les maisons bénédictines françaises et le
Mont-Cassin, alors que Fleury-sur-Loire (l'actuel Saint-Benoît-sur-Loire) se
considérait comme le berceau du culte de Benoît. L’ouvrage sert l'abbé en
démontrant la supériorité du Mont-Cassin sur toutes les autres maisons
bénédictines. Par une valorisation de la mission de saint Maur, envoyé par
Benoît en Gaule, le manuscrit 1202 explicite la dépendance des monastères
français au monastère cassinien et fournit des arguments à l’encontre de
l’indépendance proclamée par Fleury-sur-Loire. A l’image de l’Eglise fondée par
Pierre à la demande du Christ, le monastère de Glanfeuil fondé par Maur est le
seul véritable établissement bénédictin français disposant de préséances sur
les autres maisons. La scène d'enseignement a donc une valeur particulière. Il
est tout à fait significatif que cette image soit incluse dans la partie
réservée à la Vie de saint Maur. A nouveau, la représentation doit être
prise dans sa globalité. La composition de la page insiste sur l'enseignement
certes, mais surtout sur la paternité charnelle et la paternité spirituelle :
l'oblation du jeune enfant est représentée au registre supérieur. Le père
biologique cède l'enfant au père
spirituel, qui l'accepte par ce geste d'imposition de la main, geste qu'on
retrouve dans les scènes de succession et valorisant la relation supérieur –
inférieur. Le jeune Maur est pris sous la protection de saint Benoît. La
représentation du registre inférieur complète l'organisation générale en
utilisant une image idéalisante et idéalisée de l'élève, assidu et mesuré dans
ses gestes et son comportement. Les rubriques complètent le propos de l'image,
en insistant sur la succession du Christ au travers de l'enseignement prodigué
et reçu.
En conclusion, on retiendra que nous sommes en
présence de modèles : Salomon, le Christ, Benoît de Nursie. L'iconographie
de l'enseignement s'exprime par la hiérarchie morale et cultuelle de
l'enseignant, qui est mise en valeur soit par les accessoires, soit par le
comportement et la gestuelle. Cependant, il ne s'agit pas de modèles recopiés :
il faut y distinguer des particularités. Le recours à une documentation
parallèle et aux sources écrites est donc essentiel, car elle permet de
déterminer le sens de certains éléments et de comprendre le dialogue avec
l'image. Les représentations vétérotestamentaires et christiques forment une
belle base de données pour les artisans de l’image, qui reprennent des codes
déjà bien établi et garantissant l'identification et la lisibilité du thème,
tout en y ajoutant des particularités propre à l'iconographie monastique.
C. Lupant