Fra Angelico est un sujet d’actualité. Dans le cadre de l’exposition
parisienne « Fra Angelico et les Maîtres de la Lumière », prolongée
jusqu’au 16 janvier 2012 au Musée Jacquemart-André, il semble important de
revenir sur ce peintre exceptionnel du XVe siècle, tout en mettant une de ses oeuvres majeures en regard d'une illustre représentation du même thème. L'évolution des conceptions, des codes iconographiques, se remarque alors ...
Fra Angelico, portrait posthume par Luca Signorelli
Cathédrale d'Orvietto
(c) Web Gallery of Art
Le peintre que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de
Fra Angelico, et que ses contemporains appelaient Fra Giovanni da Fiesole, est
né dans le Mugello (Toscane) vers 1395 (1397 d’après Giorgio Vasari) sous le
nom de Guido di Pietro. Peintre laïque mentionné dans les documents officiels
dès 1417, il est mentionné trois ans plus tard dans la communauté dominicaine
de Fiesole sous le nom de Fra Giovanni. Le nom d’Angelicus (l’angélique) ne lui
sera donné que dix ans après sa mort, survenue en 1455. Il devient ainsi Angelicus
pictor (le peintre des anges) et est béatifié.
C’est un peintre particulièrement
actif, dont les œuvres bien conservées permettent d’observer l’évolution de sa
création, depuis les premières œuvres inspirées par Lorenzo Monaco et Starnina,
ses maîtres, jusqu’à une maturation propre montrant néanmoins la bonne
connaissance des innovations introduites par Masaccio et Brunelleschi. Son œuvre
présente ainsi les valeurs médiévales de la peinture (fonction didactique, d’émotion
et de remémoration ; valeur mystique de la lumière, etc.) et les principes
picturaux de la Renaissance (construction en perspective, représentation
multiple de la figure humaine, etc.)
Parmi ces œuvres les plus célèbres, il faut citer le retable
de l’Annonciation de Cortona, grande réalisation de la peinture florentine du XVe
siècle, participant comme l’élément central d’un retable de plusieurs panneaux
consacrés à la vie de la Vierge (cinq panneaux) et à la vie de saint Dominique
(saint patron de la communauté ayant commandé le retable).
Proposant une
interprétation nouvelle et exaltante de l’Annonciation du choix divin par l’Archange
Gabriel à la Vierge Marie, l’œuvre est construite comme une fenêtre ouverte sur
un monde rempli d’infinis détails. Le style gracieux de Fra Angelico s’exprime
également dans la perspective mise en place, l’utilisation (et la maîtrise
même) de la lumière. La scène se déroule dans un jardin clos (hortus conclusus), allusion au monde
paradisiaque protégé du monde extérieur sauvage, mais aussi allusion à la
virginité mariale signalée par les roses blanches de la haie, rappelant que
Marie est surnommée « la rose sans épines ». Derrière, une petite
scène montre l’expulsion du Paradis, rappelant que selon la religion
chrétienne, le Christ s’est incarné et s’est sacrifié pour racheter le péché. L’Archange
s’avance, le visage juvénile comme il se doit pour les anges, muni d’ailes dont
chaque plume est finement détaillée.
Il désigne (main droite) Marie et lui annonce
(main gauche) le message divin : celui-ci s’échappe de sa bouche et est
inscrit en lettre d’or à la surface du panneau (« L’esprit saint viendra
sur toi, et la puissance du Très Haut te prendra sous son ombre »,
Evangile selon saint Luc I, 35). Marie, dont le livre ouvert sur le genou
rappelle qu’elle était en train de lire un passage de l’Ancien Testament
lorsque l’Ange lui apparut, répond par un geste de mains croisées sur la
poitrine, signe d’acceptation, et par ces mots : « Je suis la
servante du Seigneur, qu’il m’advienne selon ta parole » (Evangile selon
saint Luc I, 38). Il faut remarquer l’inversion des lettres, Marie s’adressant
à Gabriel. La colonne séparant les deux personnages principaux cloisonne deux
mondes, mais permet aussi au peintre de représenter Isaïe dans le médaillon
sculpté, prophète de l’Ancien Testament ayant annoncé les faits présentés ici
(Isaïe VII, 14). L’incarnation est indiquée par la colombe de l’Esprit saint,
auréolée d’or, se positionnant au dessus de la tête de la Vierge, vêtue selon
la tradition d’un manteau bleu.
Ce panneau de retable traduit l’importance de la vénération
de la Vierge au XVe siècle, alors que l’Eglise encourage son culte au titre de
Mère de Dieu. Elle joue cependant aussi un rôle primordial chez les
dominicains, dont elle est la protectrice et qui commandent ce retable en son
honneur. L’œuvre, pénétrante de mystère avec sa lumière douce et symbolique,
fut le point de référence pour de nombreuses peintures sur ce thème à Florence,
comme le retable de Simone Martini, peint entre 1329 et 1333, le fut à Sienne, près d'un siècle avant celui de Fra Angelico.
Le retable de l’Annonciation réalisé par Simone Martini prend
un parti pictural différent. Ami de Pétrarque, le peintre (dont notre
connaissance de sa vie est ponctuée de nombreuses lacunes) s’associe à son beau
frère Lippo Memmi pour réaliser cette peinture sur bois à présent conservé aux
Offices à Florence. La signature comporte en effet deux noms : « Symon Martini et Lippus Memmi de Senis me
pinxerunt anno domini MCCCXXXIII ». La double main sur ce retable a
posé de nombreux problèmes aux spécialistes, qui ont avancés diverses
hypothèses : pour certains, Memmi serait l’auteur de la plus grande partie
du tableau ; pour d’autres, Martini aurait réalisé l’essentiel, Memmi n’ayant
peint que sainte Giulitta. Tous s’accordent pourtant pour relever le haut
exemple de cohésion artistique entre deux artistes et une collaboration ayant
abouti à une œuvre majeure, dont l’iconographie est très claire. Marie et
Gabriel sont représentés, sur le fond d’or, selon les conventions habituelles. Face
à une apparition inattendue, la Vierge fait un mouvement de recul. L’Archange,
dont le vêtement est encore emporté par le souffle de son arrivée, lui annonce
la nouvelle en tenant le rameau d’olivier. Le lys blanc, attribut marial, est
posé dans un vase séparant visuellement les deux personnages. De chaque côté,
deux saints sont représentés : il s’agit de saint Ansano (dont la chapelle
dans la cathédrale de Sienne était destinée à accueillir le retable) et de sainte
Giulitta. Enfin, quatre prophètes identifiables grâce aux inscriptions des
cartouches rappellent que le thème de l’Incarnation est déjà cité dans l’Ancien
Testament (à partir de la gauche : Jérémie, Ezéchiel, Isaïe, Daniel),
selon ce que l’on nomme en iconographie « la typologie » (l’Ancien
Testament contient l’annonce des faits se déroulant dans le Nouveau Testament).
Cette œuvre sera la dernière réalisée par Simone Martini à Sienne, le peintre
ayant été appelé à la cour pontificale d’Avignon, où il meurt en 1344.
Les deux panneaux, s’ils présentent un thème identique, montrent de fortes différences et deux conceptions de
la représentation picturale, et cela dans un laps de temps d'un siècle. La comparaison des deux oeuvres nous permet ainsi d'observer, d'analyser et de comprendre l'évolution, rapide, de la peinture à cette époque. A la solennité, la relative froideur et le
raffinement extrême du retable de Martini et de Memmi répondent la douceur des
coloris, de la lumière et la perspective de Fra Angelico qui, finalement, porte
bien son nom de l’angélique.
Pour aller plus loin, une exposition et une bibliographie :
Bibliographie succincte :
- VASARI G., Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs, architectes (1568), sous la direction d'André Chastel, Paris, 1981-1989.
- BERENSON B., The Florentine Paintings of the Renaissance, New York, 1900.
- SALMI M., Il beato Angelico, Milano, 1958.
CONTINI G., GOZZOLI M. C., L'opera completa di Simone Martini, Milano, 1970.
- Du Gothique à la Renaissance, Duccio, Giotto, Simone Martini, Pietro et Ambrogio Lorenzetti, Masaccio, Fra Angelico, Filippo Lippi, Benozzo Gozzoli, monographies complètes, collectif, Paris, Hazan, 2004. (photographies pour cet article : p. 233, 418-420)
Chrystel Lupant
Two visions of Annunciation paintings : Fra Angelico and Simone Martini/Lippo Memmi
Fra Angelico is a topical subject, with the Parisian
exhibition " Fra Angelico and Masters of the Light ", prolonged until
January 16th, 2012 at the Museum Jacquemart-André. It seems important to return
on this exceptional painter of the XVth century. Comparing one of his major pictures with another painted one century before reveals the evolution of iconographic codes in a period.
The painter know under the name of Fra Angelico, and whom
his contemporaries called Fra Giovanni da Fiesole, was born in Mugello
(Tuscany) in 1395 (in 1397 according to Giorgio Vasari) under the name of Guido
di Pietro. The laic painter was mentioned in the documents from 1417, and is
mentioned three years later in the community Dominican of Fiesole under the
name of Fra Giovanni. The name of Angelicus will be given only ten years after
his death, arisen in 1455. He so becomes " Angelicus pictor " (the painter
of the angels) and was beatified. He is a particularly active painter, whose
preserved works allow us to observe the evolution of its creation, since the
first works inspired by Lorenzo Monaco and Starnina, his masters, until an
appropriate maturation showing nevertheless the good knowledge of the
innovations introduced by Masaccio and Brunelleschi. His work presents the
medieval values of the painting (didactic, emotional and recollection functions ; mystic value of
the light,...) and the pictorial principles of the Renaissance (perspective,
multiple representation of the human figures, etc.)
Among these most famous works, it is necessary to note the
altarpiece of the Annunciation of Cortona, one of the most important realization
of the Florentine painting of the XVth century, participating as central
element of an altarpiece of several panels dedicated to the life of the Virgin
(five panels) and to saint Dominique's life (saint of the community having
ordered the altarpiece). Proposing a new and exalting interpretation of the
Annunciation of the divine choice by the Archangel Gabriel to the Virgin Mary,
the work is built as a window opened on a world filled with infinite details.
The graceful style of Fra Angelico is also expressed in the organized
perspective, the use and the control of the light. The scene takes place in a
closed garden (hortus conclusus),
allusion to the paradisiac world protected from the wild outside, but also
allusion to the virginity indicated by the white roses reminding that Marie is named
" the rose without thorns ". Behind, a small scene shows the Eviction
of the Paradise, reminding that according to the Christian religion, the Christ
was embodied and sacrificed for acquiring the sin. The Archangel advances, provided
with wings every feather of which is finely retailed. He indicates (right hand)
Mary and announces (left hand) the divine message : this one escapes from his
mouth and is writted in golden letters on the panel ("the holy spirit will
come on you, and the power of the very High will take you under its shade",
Gospel according to Luc I, 35). Mary, whose book opened on the knee reminds
that she was reading a passage of the Old Testament when the Angel appeared,
answers by a gesture of hands crossed on the breast, sign of acceptance, and by
these words: " I am the handmaid of the Lord, that happens to me according
to your word " (Gospel according to saint Luc I, 38). It is necessary to
notice the inversion of letters, Marie addressing Gabriel. The column
separating both main characters divides up two worlds, but also allows the
painter to represent Isaïe in the sculptured mediallon, the prophet of the Old
Testament having announced the facts presented here (Isaïe VII, 14). The
Incarnation is indicated by the dove of the holy Spirit, taken on an aura gold,
positioning above the head of the Virgin, dressed in a blue coat according to
the tradition.
This panel translates the importance of the cult of the
Virgin in the XVth century, while the Church encourages its as Mother of God.
She plays however also an essential role at the Dominicans, whose protector she
is and who order this altarpiece in her honor. The work, penetrating of mystery
with its soft and symbolic light, was the reference point for numerous paintings
on this theme in Firenze, as Simone Martini's altarpiece, painted between 1329
and 1333, was it in Siena one century before.
The altarpiece of the Annunciation realized by Simone
Martini takes a different pictorial party. Friend of Pétrarque, the painter joins
to Lippo Memmi to realize this painting on wood. The signature indeed contains
two names: " Symon Martini and Lippus Memmi de Senis pinxerunt anno domini
me MCCCXXXIII ". This double hand raised numerous problems to the
specialists, who presented hypotheses : for some, Memmi would be the author of
the largest part ; for others, Martini would have realized the main part,
Memmi having painted only santa Giulitta.
All agree nevertheless to raise the high example of artistic
cohesion between two artists and a collaboration having ended in a major work,
with a very clear iconography. Mary and Gabriel are represented, on gold, according
to the usual conventions. In front of an unexpected appearance of the angel,
the Virgin makes a backlash. The Archangel, whose garment is still taken by the
breath of its arrival, announces her the message, by holding the olive branch.
The white lily, the Marian attribute, separate both characters. On each side,
two saints are represented: Sant Ansano (his dedicated chapel in the cathedral
of Siena was intended to welcome the altarpiece) and of santa Giulitta. Finally,
four recognizable prophets remind that the theme of the Incarnation is already
quoted in the Old Testament (from the left: Jeremiah, Ezechiel, Isaïe, Daniel),
according to what we call in iconography " typology " (the Old
Testament contains the announcement of the facts taking place in the New
Testament). This work will be the last one realized by Simone Martini in Siena,
the painter having been called to the papal court of Avignon, where he dies in
1344.
Both panels, if they present an identical theme, show strong differences and two conceptions of the pictorial
representation. One century takes place between it. In the solemnity, the relative coolness and the extreme
refinement of the altarpiece of Martini and Memmi answer the sweetness of the
colors, the light and the perspective of Fra Angelico which, finally, wears
well its name of the angelica.
To go farther, an exhibition and a bibliography:
Short bibliography :
- VASARI G., Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs, architectes (1568), sous la direction d'André Chastel, Paris, 1981-1989.
- BERENSON B., The Florentine Paintings of the Renaissance, New York, 1900.
- SALMI M., Il beato Angelico, Milano, 1958.
CONTINI G., GOZZOLI M. C., L'opera completa di Simone Martini, Milano, 1970.
- Du Gothique à la Renaissance, Duccio, Giotto, Simone Martini, Pietro et Ambrogio Lorenzetti, Masaccio, Fra Angelico, Filippo Lippi, Benozzo Gozzoli, monographies complètes, collectif, Paris, Hazan, 2004. (photographies pour cet article : p. 233, 418-420)
L'expo est vraiment intéressante. Elle rassemble un bon nombre d’œuvres de Fra Angelico et de ses contemporains. Personnellement, je l'ai beaucoup aimée. Le seul point négatif est la foule qui se presse. Dommage qu'on ne puisse pas voir les œuvres plus au calme. Mais mis à part ça, elle est vraiment très bien !
RépondreSupprimerIl parait, oui ! J'ai hâte de la voir, en janvier, juste avant sa fermeture. Il est vrai que le musée ne dispose pas de grandes salles, obligeant les spectateurs à se presser autour, et au plus près, des oeuvres.
RépondreSupprimerAs-tu feuilleté le catalogue ?
A bientôt et merci de ton commentaire.
Tu vas te régaler alors. J'espère que tu auras moins de monde. C'est possible puisque la "frénésie" du début se sera estompée ! Ça m'a rappelé l'expo Manet/Velázquez à Orsay il y a plusieurs années !
RépondreSupprimerLe catalogue a l'air d'être bien fait aussi. Mais je n'ai pas regardé tous les détails. J'ai acheté le hors-série du Figaro qu'il va falloir que je lise ! D'ailleurs j'avouerai que j'ai largement préféré cette expo à celle du Louvre. Et pourtant à la base...
Et puis c'est aussi l'occasion de voir le musée jacquemart-André pour les personnes qui ne connaissent pas.
Tout à fait, c'est un musée qui gagne à être connu du public. Rendez-vous en janvier pour un petit compte rendu sur l'exposition.
RépondreSupprimerBises et merci de tes commentaires, toujours bienveillants et intéressants,
Chrystel