"La culture n'est pas un luxe, c'est une nécessité"

Partant de cette notion fondamentale exprimée par Gao Xingjian, ce blog a pour but de partager les connaissances dans tous les domaines de l'histoire de l'art occidental.

Des périodes antiques à la période contemporaine, le lecteur est invité au voyage par des articles à vocation scientifique, mais accessibles à tous.

S'interroger, historiciser, expliquer en gardant un esprit critique et humaniser l'histoire au travers des productions et oeuvres sont les critères essentiels de cette page. De nouvelles perspectives naissent ainsi du croisement des regards, des conceptions, de la connaissance des artisanats et des arts.

Rédigé par une docteur spécialisée en iconographie, ATER à l'Université de Poitiers, ce blog a également la volonté d'intégrer de jeunes chercheurs passionnés, désireux de partager leurs connaissances et leurs savoirs par la publication d'articles.



" The culture is not a luxury, it is a necessity " This notion expressed by Gao Xingjian, is the foundation for the blog, who aims at sharing the knowledge in all the domains of the art history. From Antique periods to the contemporary period, the reader is invited in the journey by articles with scientific vocation, but accessible to everyone. Wondering, historicizing, explaining by a critical spirit and humanizing the history through the productions and works are the essential criteria of this page. New perspectives arise from the crossing of the glances, conceptions, knowledges. Drafted by a PhD Doctor specialized in iconography, this blog also has the will to join young researchers, avid to share their knowledges by the publication of articles. English summaries will be proposed (see article : the blog evolves - le Blog évolue)


jeudi 22 décembre 2011

Cycle d’articles sur l’iconographie de l’enseignement (XIe-XVe siècle) : Article 1, le roi Salomon enseignant


English translation comming soon. 

L'iconographie de l'enseignement : article 1
Salomon, les codes de l'enseignement

Je tiens à initier un cycle d'articles sur l’iconographie de l’enseignement, sujet qui me tient à cœur par sa proximité avec mes recherches scientifiques, car le sujet est peu développé par la recherche en iconographie, contrairement à l'étude historique qui s'est largement penché sur l'enseignement, notamment aux périodes hautes. J'ai volontairement choisi une chronologie élargie (XIe-XVe siècles), afin de comprendre -au travers de ce cycle d’articles-, les éventuelles évolutions des codes de l'image.

L'inventaire obtenu pour l'enseignement est extrêmement vaste. Ce thème est largement développé depuis l'Antiquité, et l'iconographie chrétienne reprend d'ailleurs certains codes en les assimilant aux exigences de la foi, mettant en scène les docteurs de l'Eglise, les personnalités de l'histoire, les « scientifiques », les religieux (clercs ou moines), enseignants laïcs, etc. Il fallait y faire un choix pour ces séries d’articles. L'étude du corpus montre sans surprise une récurrence de certains enseignants. Pour le domaine religieux, une certaine proportion montre l'enseignement de pères de l'Eglise et de personnalités monastiques, parmi lesquels saint Benoît de Nursie tient une bonne place. Le corpus montre également un grand nombre d'images du Christ enseignant, mais les personnalités de l'Ancien Testament, et surtout Salomon en tant que figure de sagesse, sont également très présents. Je me suis ainsi demandé quels étaient les caractéristiques de cette iconographie. Comment le doctus (le docte, le savant, celui qui détient un savoir), le plus souvent dénommé magister (le maître), est-il figuré et quels en sont les archétypes.

Mon choix de traiter de Salomon n’est pas innocent. Dans la religion chrétienne comme dans son iconographie, le Christ est le modèle absolu. Salomon le préfigure, notamment par sa sagesse légendaire.
Un échantillon de 211 enluminures a été étudié en référence. Celui-ci est composé d'enluminures françaises et italiennes, datées entre le XIe et le XVe siècle. La proportion de représentations dans le livre des Proverbes est supérieure à tout autre livre.  Du point de vue chronologique, un pourcentage assez élevé se remarque au XIIIe siècle, ceci étant vraisemblablement à relier au développement conséquent de bibles à cette époque.
L'étude des images montre que les codes iconographiques de Salomon enseignant sont assez bien établis. Les variations sont peu nombreuses et les codes restent relativement stables tout au long du Moyen Age.
Les représentations montrent presque systématiquement le roi assis sur la cathèdre (siège de l'enseignant, souvent muni d'un haut dossier et d'accoudoirs[1]), tenant divers accessoires. Parmi ceux-ci, le phylactère (banderole[2])  tient une place particulière.  Sa présence est une clef de lecture et, de manière générale, il traduit la communication ou l'annonce. 
Salomon enseignant, Initiale P du Livre des Proverbes, produit à Saint-Bénigne de Dijon, deuxième quart du XIIe s., Dijon B. m. ms. 2, f. 289 (c) IRHT www.enluminures.culture.fr
Le type du « phylactère étiré » est ici représenté. Salomon, assis en majesté (le corps face au spectateur), couronné et tenant le sceptre royal, tient le long ruban de sa main gauche. Ce type de présentation correspond non à la communication d'un propos ou d'une vérité, mais à la présentation de cette Vérité ou de la Sagesse proposée. La communication n'est pas véritablement actualisée, mais le propos est annoncé de manière générale et universelle. La mention « Audi filii mi disciplinam patris » (Proverbes I, 8) s'adresse certes aux deux personnages représentés dans la hampe du "P", mais aussi à tout lecteur du manuscrit. L'orientation verticale du phylactère met en évidence le caractère universel et permanent du message. 

L'écriture du phylactère n'est pas obligatoire : il peut également être vierge. Dans le cas de cette enluminure en pleine page, le ruban est à nouveau tenu par Salomon assis en majesté. 
Salomon enseignant, début du livre de l'Ecclésiaste, Biblia Sacra, dite d'Etienne Harding, 1109,
Dijon B. M. 14, f. 56  (c) IRHT op. cit.
La situation du roi au centre de l'image et la surface qu'il occupe, sa taille, indiquent la qualité de sa personne. Son autorité et l'importance de son message sont traduit par l'index pointé et le phylactère. Le roi est entouré de divers personnages, plus petits, qu'il ne regarde pas. La dépendance hiérarchique de l'enseigné par rapport à l'enseignant est signalée par cette différence de taille, mais aussi par le phylactère lui-même qu'il tient fermement de sa main droite. Deux hommes à la gauche de Salomon agrippent le phylactère, alors que deux autres têtes apparaissent derrière afin d'exprimer la quantité d'aspirant à l'apprentissage de sa sagesse. A la droite du roi se tient un homme barbu, assis de profil sur un siège moins haut que celui du roi. Lui aussi tient le phylactère. Sa dimension moyenne, son âge -représenté par sa barbe- et sa situation à la droite de Salomon le présente comme un intermédiaire sans qu'il soit possible de l'identifier davantage. Enfin, cette enluminure donne une indication sommaire du lieu. Ceci est assez peu fréquent durant les XIe-XIIIe siècle, et il faut donc le remarquer dans cette oeuvre datée de 1109, mais se précise à partir du XIVe siècle.

De manière générale, les codes iconographiques de l'enseignement de Salomon sont ceux de l'autorité. Le roi est assis sur la cathèdre, parfois en majesté comme dans les deux exemples précédents, mais plus fréquemment du côté gauche de la représentation. La position assise sur la gauche de l'image est communément réservées aux personnages, réels ou allégoriques, qui jouissent d'une certaine autorité hiérarchique et d'un pouvoir. Cependant, la cathèdre n'est pas le signe du pouvoir. C'est la position elle-même qui définit le statut du personnage, non le mobilier. 
Salomon enseignant la vanité des choses, initiale U du Livre de l'Ecclésiaste,  production parisienne entre 1245-1274, Paris, Bibl. Mazarine ms. 9, f. 232, (c) Mazarine www.liberfloridus.cines.fr
Ainsi, la miniature présentée ci-dessus montre les personnages adossés à la lettrine. Aucun ameublement n'est représenté. Si la posture donne du sens à la représentation, elle ne peut se comprendre qu'en accord avec les gestes. Ainsi, ceux de l'autorité et de l'enseignement sont caractérisés par le geste déictique, mais aussi par la préhension de certains objets, tels que le faisceau de verges destiné à afficher l'importance morale et intellectuelle de celui qui le tient. 
Salomon enseignant, initiale P du Livre des Proverbes, production parisienne entre 1245-1274, Paris, Bibl. Mazarine ms. 9, f. 224, (c) Mazarine www.liberfloridus.cines.fr
La position de la main posée sur la cuisse opposée, comme c'est le cas dans ces deux lettrines, manifeste la volonté et la fermeté de Salomon dans l'exercice de son pouvoir. Le geste ne prend pourtant véritablement sens qu'en corrélation avec les autres mouvements et le comportement du personnage. Ces deux lettrines montrent deux aspects de l'enseignement de Salomon : la première montre l'assiduité de Roboam, son fils, tenant le livre ouvert ; la seconde illustre la détresse. Le personnage détourne le visage, son corps est tassé. Il lève une main et pose l'autre sur la cuise. Sa taille ne permet pas d'affirmer qu'il s'agit d'un enfant : sa dimension relative et son positionnement situe le personnage à un rang hiérarchique inférieur à celui du maître de Sagesse. L'image à une connotation morale. Presque toutes les représentations de l'enseignement dans le Livre de l'Ecclésiaste montrent le roi l'index pointé verticalement, comme pour annoncer une loi de l'existence. Le personnage plus petit est toujours détourné, affaissé. 

Comme je l'ai dis, la majorité des représentations interviennent dans le livre des Proverbes. Ces enluminures montrent souvent Salomon tenant le faisceau de verges. Pourtant, il n'y a châtiment que dans 7 % des échantillons. La punition, ou sa menace, est identifiable par le maintient de main ou du poignet de l'enfant à demi nu. 
Salomon enseignant Roboam, initiale P du Livre des Proverbes, Nord de la France, Atelier Blanche, 1220 à 1230, Paris, Bibl. Mazarine ms. 36 (f. 123v-264v), f. 240v (c) Mazarine op. cit. 
Le jeune homme se tient debout, maintenu par la main. Il n'est vêtu que de chausses. Face à lui, Salomon trône en maintenant les verges levées et en écrasant le pied de Roboam. Remarquons que le roi est ici représenté du côté droit de l'image, preuve qu'il ne faut jamais rien généraliser (la gauche de l'image est souvent considérée comme l'endroit réservé au personnage d'autorité). L'organisation de l'enluminure pourrait laisser entendre que le roi n'est pas si sage qu'il n'y parait. Son visage est d'ailleurs effacé, comme cela est parfois le cas pour les figurations infamantes ou diaboliques, que des lecteurs perturbés ont gratté. Cependant, la partie supérieure de la lettre insiste sur le caractère intellectuel de Salomon, occupé à écrire. L'image doit donc être lue comme un tout et ne peut en aucun cas être séparée de son ensemble, ni de son contexte. La lettrine est ici placée au début du livre des Proverbes, dont les premiers versets insistent sur la discipline, la droiture et la sagesse, méprisées des fous. Le livre parle de la méthode éducative employée, parfois brutale. Le bâton est la punition de l'homme stupide (Pr. 26, 3) et tout père aimant doit en faire usage afin de guider son fils sur le droit chemin (Pr. 13, 34 ; 15, 5 ; Pr. 23, 13 ; etc.). Pensons à saint Augustin, qui se rappelle dans les Confessions de son éducation rude et  douloureuse. Ekkehard IV lui aussi décrit l'enseignement des enfants : la rudesse des enseignants du monastère de Saint-Gall mena les enfants à une véritable mutinerie le 27 avril 937. Ceux-ci devaient alors recevoir des coups en punition. D'autres enfants avaient reçu l'ordre d'aller chercher des bâtons, mais solidaires de leurs compagnons d'infortune, ils incendièrent le grenier du monastère, détruisant par la même l'école et une partie de l'abbaye (EKKEHARD, Casus Sancti Galli, vers 980 - 1060). Il était par ailleurs préconisé de corriger les fautifs par des coups de bâton sur les mains et la tête ou par une gifle en plein visage. Comme le signale le biographe d'Etienne, premier abbé de l'abbaye d'Aubazine fondée en 1142, cette punition devait être administrée de manière très bruyante afin de corriger le fautif et de terrifier les autres. On peut cependant remarquer que la sévérité et les châtiments corporels ne font pas l'unanimité parmi les auteurs chrétiens de toute période. Saint Paul lui-même préconise la discipline douce (Epitre aux Ephésiens 6, 4) et saint Augustin, ayant subit une éducation rude, insiste sur l'importance de la douceur (Cité de Dieu, 9). Certains écrits moraux et monastiques valorisent aussi la douceur et la mesure dans la correction des enfants indisciplinés (le moine Othlon de Ratisbonne, Liber Visionum PL 146, 352 et l'écolâtre Egbert de Liège, Fecunda Ratis, tous deux auteurs du XIe siècle).

Outre les verges de l'enseignement, le livre est également un accessoire important. Il est presque toujours tenu par l'enseigné. Sans doute, tenir le livre signifie maintenir une vérité. 
Salomon enseignant, initiale O du Livre de l'Ecclésiaste, Nord de la France, Atelier Blanche, Paris, Bibl. Mazarine ms. 36 (f. 123v-264v), f. 259v (c) Mazarine op. cit. 
Celle-ci est ici enseignée par le roi, assis sur le banc. Dans cette enluminure, le livre est représenté à la jointure de deux entités, le roi du côté gauche de l'image, et le groupe de clercs tonsurés de l'autre. Deux d'entre eux saisissent le livre ouvert. L'aspect de composition est donc important et produit du sens, en mettant en exergue le livre ouvert.

Je terminerai mon approche de l'iconographie de Salomon enseignant par cette lettrine, choisie afin de montrer la position particulière de Salomon, les jambes croisées. 
Salomon enseignant, initiale P du Livre des Proverbes, Nord de la France ?, vers 1270 et 1280, Paris, Bibl. Mazarine ms. 13, f. 254 (c) Mazarine op. cit.  
Ce code est particulièrement intéressant car sa signification semble évoluer avec le temps. Au XIe siècle, le croisement des jambes est assez exceptionnel et se remarque le plus souvent chez les personnages affligés par la douleur. C'est ainsi l'attitude de l'homme dans la détresse : le mouvement se remarque dans les représentations de Job par exemple (Bible de saint-Bénigne, Dijon B.m. 2, fol. 235v). 
Job éprouvé par le diable, sa femme et ses amis, initiale U du Livre de Job, Saint-Bénigne de Dijon, deuxième quart du XIIe siècle, Dijon B. m. ms. 2, f. 235v (c) IRHT op. cit. 
Ce n'est apparemment qu'à partir du début du XIIIe siècle que les personnages d'autorité seront dépeints dans cette position, notamment en corrélation avec un geste injonctif. A nouveau, je pense qu'il ne faut pas restreindre la signification du geste, car celui-ci n'a de valeur qu'en correspondance avec l'ensemble des codes iconographiques représentés dans l'image.


L'importance du thème du roi biblique enseignant tient vraisemblablement à la notion de préfiguration. Sa sagesse, associée au fait qu'il fut le premier à bâtir le Temple et à y instaurer le culte du Dieu d'Israël en fit un personnage d'une importance religieuse et profane cruciale : un roi-prophète, un modèle souverain et une préfiguration du Christ aux yeux des chrétiens. 

Chrystel Lupant






6 commentaires:

  1. Coucou

    N'ayant quasiment jamais travaillé sur les manuscrits enluminés j'aurais une petite question STP si tu as eu l'occasion d'étudier la question : est-ce qu'il y a souvent des phylactères sans aucune inscription dessus ? Car j'ai beau fouillé dans ma mémoire, je n'ai pas souvenir d'avoir déjà vu des phylactères de ce type. Et dans ce cas-là, cela a-t-il une signification particulière ?

    Bonne fin de journée

    RépondreSupprimer
  2. Super cet article! J'ai appris pleins de choses même si je devrais le relire encore quelques fois pour en retirer toute la substantifique moelle :))
    Merci Chrys!

    RépondreSupprimer
  3. Bonjour Sandrine,

    Ta question est très pertinente, merci de la poser.

    On a longtemps pensé qu'ils étaient destinés à recevoir du texte et qu'en son absence, l'image n'était pas terminée. Or, si certains en portent, un grand nombre de phylactères sont blancs (du moins pour la période envisagée ici). Des raisons de composition ont été avancées (donc des raisons d'esthétisme), et bien que cette hypothèse ne soit pas à exclure, le phylactère est un élément iconographique important et sa signification reliée à l'ensemble de la représentation. Prenons un exemple : un phylactère non écrit présenté en forme de colonne traduit la stabilité, car la colonne stabilise l'édifice. Elle est l'image de l'Eglise ; par extension de l'idée, le phylactère non écrit représente alors la doctrine. Le caractère vierge du phylactère traduit la sagesse et la connaissance, tandis qu'un phylactère écrit nous apportera une précision textuelle (passage précis de la Bible, d'un auteur, d'un enseignement, d'un dialogue, etc.). Pour faire simple, le phylactère non écrit traduit un ensemble de pensées, une doctrine, une sagesse ; le phylactère écrit apporte une précision utile à la compréhension de l'image.

    Encore merci de cette question qui mériterait d'avantage de réflexion car, si cette explication vaut, d'autres aspects des phylactères sont très peu étudiés (positionnement, enroulements, développements, orientations, etc.). C'est pourquoi j'ai ouvert une porte à cette étude dans ma thèse, avec un petit chapitre sur les phylactères en "S", positionnés de manière quasi-identique pour tous les personnages de l'image dans un but de similitude de pensée.

    En souhaitant avoir répondu à ton interrogation,
    Bien amicalement,
    Chrystel

    RépondreSupprimer
  4. Bonjour Florence,

    Merci beaucoup de ton commentaire qui m'encourage dans la voie de ces articles sur l'iconographie de l'enseignement.

    En te renouvelant mon intérêt pour tes travaux en histoire de l'art avec les enfants, je te dis à très bientôt !

    Chrys

    RépondreSupprimer
  5. Coucou Chrys,

    Merci pour ta réponse très intéressante. Mais dis-moi ça pourrait faire l'objet d'un bel article cette question de phylactère ! D'autant plus que tu l'abordes dans ta thèse ! A mon avis, c'est à creuser.

    Bonne journée

    RépondreSupprimer
  6. Merci Sandrine,
    Oui, effectivement, une publication est envisagée.
    Bonne soirée et à bientôt

    RépondreSupprimer