La méthode développée par Erwin Panofsky pour étudier une œuvre
d’art est l’une des plus célèbres, des plus utilisées mais aussi des plus
critiquées. Elle offre cependant une possibilité de « progresser dans l’image »,
de manière assez cohérente. Décrite dans Studies
in Iconology, Humanistic Themes in the Art of the Renaissance (Westview, Icon
editions, 1972, 400 pages), trois niveaux se distinguent.
L’analyse pré-iconographique
Le but de cette première étape est de déterminer le sujet
principal ou naturel de l’œuvre, tout en la présentant : titre, auteur, date de
réalisation, type (dessin, tableau, enluminure, sculpture, vitrail, orfèvrerie,
mobilier, etc.), support (toile, bois, parchemin, papier, surface murale, etc.),
dimensions, lieu de conservation, genre (portrait, paysage, scène historique,
mythologique ou religieuse, de la vie quotidienne, etc.).
L’exemple suivant est choisi : le sujet principal est l’instant
où le corps inerte du Christ est descendu de la Croix.
Rogier van de Weyden (°vers 1399- †1464, dit aussi Roger de
la Pasture), Descente de Croix, vers
1435-1440. Huile sur bois, 220 x 262 cm. Madrid, Musée du Prado, scène religieuse (panneau central d’un triptyque dont les panneaux latéraux ont disparu ?).
Le second niveau est celui de la description de l’œuvre
(identification des personnages, objets, décors).
La scène se déroule dans une niche d’architecture dorée. L’œuvre
montre la participation de la Vierge à la Passion du Christ et à la Rédemption.
Le regard est immédiatement porté sur le Christ, dont le corps désarticulé
porte les traces de la Passion (couronne d’épines) et de la Crucifixion
(stigmates des mains, des pieds et du flanc), dont le sang a ruisselé sur la
peau nue voilée d’un perizonium (cache-sexe). Détaché de la croix, le corps
meurtri est présenté aux fidèles par Joseph d’Arimathie et Nicodème (richement parés) qui le tiennent
respectueusement dans le linceul. Le corps saint ne peut en effet, et selon les
conventions de l’époque, être touché directement.
Saint Jean retient le corps
de la Vierge, vêtue du bleu marial traditionnel fait à partir de lapis-lazuli –
pigment aussi rare qu’hors de prix à l’époque. L’artiste a recours à la
répétition pour intensifier son impact visuel : c’est ainsi que l’attitude
de la Vierge reprend celle du Christ mort, sa main droite répondant à la pose
de la main de son Fils. Le peintre suggère ainsi la souffrance physique du
Christ et l’agonie morale de Marie. C’est là une idée théologique importante :
la souffrance compatissante de Marie fait partie de l’acte de rachat du Christ.
Le personnage de Jean, disciple privilégié de Jésus, apporte une dimension affective supplémentaire. Son visage est marqué
par l’affliction et l’art du peintre, connu pour ses talents de portraitiste, s’exprime
ici par les expressions de la douleur.
Rogier van der Weyden intensifie
les sentiments par un réalisme extrême, les yeux étant bordés de rouge et les
larmes coulant sur le visage. De plus, l’entassement des personnages presque
grandeur nature dans un espace réduit contribue à dramatiser la scène, tout
comme les positions des personnages. Celle de Jean, courbé, fait écho à celle
de Marie-Madeleine à l’opposé. Pécheresse représentée avec un décolleté et de
riches parures (bague, ceinture à médaillons), sa position traduit l’angoisse. Jean
et elle forment une parenthèse autour de la scène centrale, dont la couleur
rouge de leurs vêtements guide le regard du spectateur en intensifiant les
blessures (stigmates) du Christ. Enfin, quatre personnages secondaires sont
ajoutés. L’un tient le pot d’onguent, attribut de Marie-Madeleine et allusion à
l’embaumement du corps. Un homme aide à la descente du Christ depuis son
échelle. Enfin, deux femmes représentent les sœurs de Marie. Le panneau
représente ainsi les différentes étapes de la Passion, depuis l’abaissement du
cadavre, la déposition, la lamentation et la mise au tombeau suggérée par le
linceul et le pot d’onguent.
Le dernier niveau est celui de la mise en perspective de l’œuvre
et de son contexte (culturel, historique) en essayant de comprendre sa
signification à l’époque de sa production. C'est le niveau interprétatif de l’œuvre :
les intentions de l’artiste ou du commanditaire, les choix effectués, la
recontextualisation et la portée de l’œuvre (intérêt historique et artistique) sont analysés.
Ce retable d'autel est une des premières œuvres pouvant être
attribuée en toute certitude à Rogier van der Weyden ; c’est aussi une des
plus grandes et des plus célèbres du peintre flamand.
Le panneau était destiné à la chapelle Notre-Dame-Hors-les-Murs
de Louvain (actuelle Belgique), chapelle appartenant à la très importante
confrérie des arbalétriers de la cité. Une arbalète est d’ailleurs représentée
dans les rinceaux peints tels de la sculpture sur bois, au coin supérieur
droit. Le parallèle du corps du Christ avec une arbalète n’est sans doute pas fortuit,
en raison des commanditaires.
L’artiste reprend la convention des retables de bois
sculptés, en vogue à l’époque dans les pays du nord, en trompe-l’œil. Il réalise ainsi une œuvre novatrice, tout en utilisant des
procédés connus de l’époque (technique de la peinture à l’huile) en jouant d’elle
dans une mise en scène proche de la sculpture, le tout dans un esprit
théâtralisé.
Cette théâtralisation de l’œuvre garantit l’efficacité de l’œuvre :
le regard du spectateur est guidé dans le tableau, par le jeu des regards des
personnages, les courbes de leurs corps et les couleurs de leurs vêtements. Le
retable répond pleinement à sa vocation d’inspirer la vénération des fidèles
participant à l’Eucharistie. Placés sur l’autel, le retable fait écho au
sacrement du pain et du vin, lesquels sont dans la foi chrétienne le corps et
le sang du Christ. Les fidèles assistant à la messe voyaient ainsi, lors de l’élévation
de l’Eucharistie, le pain et le vin devenir le corps du Christ. Le crâne d’Adam
ainsi qu’un fémur rappellent d’une part que la Crucifixion eu lieu sur le Mont
Golgotha (le Mont du Crâne), lieu de sépulture du premier homme, et d’autre
part la Rédemption apportée par le sacrifice sur la Croix : par celui-ci,
le Christ rachète le monde du péché originel commis par Adam et Eve.
L’évanouissement de Marie rend cette œuvre unique pour cette
époque : sa position est une nouveauté dans l’art dit primitif flamand. Le
panneau reflète directement la dévotion exprimée par Thomas a Kempis dans son
texte l’Imitation de Jésus-Christ, publié en 1418. Le texte, tout comme le
retable, invite le lecteur à s’identifier et à ressentir les souffrances du
Christ et de sa Mère.
La méthode élaborée par E. Panofsky permet, ainsi, de progresser dans l'oeuvre et d'aborder, de manière méthodique et appuyée, les significations de la représentation.
Coucou !
RépondreSupprimerC'est vrai que la méthode est controversée mais personnellement je trouve qu'elle reste la plus "efficace". J'ai lu d'autres livres méthodologiques dans lesquels la méthode de Panofsky était reprise et modifiée, mais cela n'apportait pas forcément plus "d'efficacité". Je me rappelle que dans l'un d'eux, l'auteur se contentait de créer un autre niveau qui ne touchait que le style, etc. Et je ne crois pas (à moins qu'un livre m'ait échappé sur la question bien sûr !) qu'un autre iconographe n'ait proposé une autre méthodologie.
Bonne fin de journée
P.S. : Tu avais raison, nos articles seront complémentaires ! Moi je me suis surtout attachée à la théorie ! ;)
C'est très vrai !
RépondreSupprimerMerci pour ton commentaire,
A bientôt,
Chrystel
J'adore te lire! Tu as fait ressurgir en moi mon amour pour l'histoire!^^
RépondreSupprimerMerci Mandie pour ce superbe compliment ! Ma mission est donc accomplie !
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